Le voyage ( suite )
Le voyage
« Quand tu ne sais pas où tu vas, n’importe quel chemin t’y conduira. »
Lewis Carroll
La porte
Ici, c’est la porte qui s’ouvre au crépuscule, une faille entre le jour et la nuit. C’est maintenant qu’il faut le plus de courage, de curiosité, ou peut-être de peur. La peur est un moteur aussi puissant, parfois plus que les autres.
Ce que le devoir commande, ce que la passion impose, ce que la curiosité murmure, tout cela peut s’effacer face à la peur. C’est sans doute lorsque notre cerveau nous ordonne de fuir que nous sommes les plus rapides.
C’est en quête de sécurité, d’un apaisant mensonge, que l’on franchit la porte. Le voyage commence alors — pour le meilleur ou pour le pire, mais tout plutôt que de rester là.
En franchissant cet ultime pas dans la porte crépusculaire, je m’en rends compte : je ne suis plus personne. Un homme, fait de chair et de sang, oui… mais qui sont mes amis ? Qui sont mes parents ? Quel est mon nom ? Je n’ai plus la réponse à ces questions.
Je sais seulement que je ne saurais me reconnaître. J’oublie jusqu’à mon apparence, mon visage.
Basculement
Le temps que mes yeux s’acclimatent au changement de luminosité, je cherche un repère. Suis-je debout, allongé ? Je ne saurais le dire.
Je bascule, c’est certain, mais je ne chute pas. Mon centre de gravité n’est plus au bon endroit. Je ne sens rien de solide ou de palpable, et pourtant j’ai la sensation d’être debout, dans le bon sens — si toutefois cette expression a encore un sens ici.
Tout s’accélère. C’est une évidence.
Ou peut-être suis-je en train de rétrécir ? Est-ce possible ?
Mes mains ne trouvent rien à saisir. Mes yeux n’embrassent que le blanc, et rien que le blanc : sans ombre, sans bord, sans haut ni bas. Mais je suis en mouvement.
Je suis désormais l’Arpenteur, celui qui voyage entre les mondes.
Premier tombeau : la vallée des êtres cristallins
Autour de moi, tout m’est étranger. Je ne sais pas ce que je suis, mais je dois être aussi étrange à ce monde qu’il l’est à moi.
Je suis au sommet d’une colline et, en contrebas, dans la vallée, parmi les herbes dont les couleurs vont du cyan au pourpre, les cristaux blancs se déplacent en troupeaux, roulant contre la pente, la remontant à moitié, puis redescendant vers le fond de la vallée. Ils ont l’air heureux.
Le soleil se lève — à moins qu’il ne soit sur le point de se coucher. Les deux lunes sont visibles dans le ciel.
Au loin, une lueur familière : une porte semblable à celle que je viens de franchir. Ou peut-être ne l’ai-je pas encore franchie ? Peu importe. Je me mets en route. Elle se fermera dans quelques instants, mais je serai prêt lorsqu’elle s’ouvrira à nouveau.
Je descends la pente douce.
Le troupeau de cristaux blancs s’éloigne, comme effrayé par ma présence.
Les deux lunes, pleines, éclairent la vallée et les collines presque aussi bien que le soleil. Le murmure d’un cours d’eau me parvient. Les cristaux ont disparu ; seules de petites créatures agitent les herbes pourpres autour de moi.
Je laisse mes doigts caresser la pointe des herbes les plus hautes. Elles relâchent un pollen à l’odeur douce, sucrée, laissant dans l’air une légère phosphorescence.
Arrivé au bout de la petite vallée, j’emprunte sans difficulté un sentier fréquenté d’ordinaire par les cristaux vivants. Bien que chaotique, le chemin est doux, la pente agréable.
La végétation devient plus haute, entrecoupée de buissons et d’arbustes dont les couleurs couvrent toutes les nuances de bleu.
Une poésie infinie se dégage de ce monde. J’y suis le seul être de ma race — quelle qu’ait pu être cette dernière — et, surtout, je l’espère, le dernier à venir ici.
Je me retourne : la colline que j’ai gravie, la vallée que j’ai traversée, la colline que j’ai descendue… et derrière moi, mon passage ne laisse qu’une mince cicatrice, éphémère, sur l’épaisse végétation.
Je me retourne une dernière fois. Une seule pensée me traverse :
Lorsque je chercherai un endroit pour mourir, celui-ci fera parfaitement l’affaire.
La porte va s’ouvrir, et je ne reverrai plus jamais les troupeaux de cristaux courir dans la vallée.
Cette première étape m’apprend une chose : je dois tout faire pour poser sur le monde un regard sans haine.
Second tombeau : la vallée de métal — première âme
À nouveau, je bascule dans l’éternité de la porte, au-delà des frontières. À nouveau, je n’existe plus tout en étant toujours là. Je suis partout et nulle part.
Un bruit retient mon attention : un éclat, un détail… et la porte s’ouvre.
Il fait de plus en plus jour, et mes yeux peinent à s’habituer. J’arrive à l’aube, mais pour l’instant je ne distingue que des sons et des formes floues.
Un bruit de métal froissé résonne tout autour. Peu à peu, les formes se définissent, les couleurs se posent, et ce nouveau monde prend vie. Ils sont nombreux, innombrables : machines de toutes formes et tailles, toutes animées d’un but. Certaines me sont incompréhensibles.
Malgré ces milliers de machines grouillantes, jamais un heurt, jamais un accident.
Je dois me déplacer dans ce cliquetis perpétuel pour chercher le passage, mais je progresse de façon maladroite. Un nouveau bruit de métal se tordant s’élève, accompagné d’une douleur vive : c’est moi.
Je n’utilise pas les bons membres.
Je dois déplacer six appendices métalliques harmonieusement — je ne marche plus sur deux jambes de chair.
Le premier pas se fait attendre… mais vient.
Premier Tombeau
Lorsque je franchis enfin le seuil de l’espace liminal, je découvre un nouvel endroit, le premier pas de mon voyage.
Le ciel semble en feu. De nuit, un clocher titanesque — plus grand que tout ce que j’ai vu jusqu’ici — paraît vouloir transpercer le firmament. Il trône au centre d’une multitude de tours, si nombreuses qu’elles semblent former une couronne autour de ce qui aurait pu être l’incarnation idéale d’une cathédrale gothique.
Mais les perspectives sont fausses : aucune structure ne pourrait supporter un tel poids. Il y a là quelque aberration mathématique, une folie ou une incompréhension de l’espace. Peut-être est-ce moi qui ne comprends plus. Ou peut-être est-ce ce lieu qui nie les lois de la physique au point de faire trembler quelque chose en moi.
L’édifice est ceint d’un mur épais, lui donnant l’aspect d’une forteresse imprenable. Pour y accéder, il faut franchir une porte aux proportions insensées. Les silhouettes qui en sortent ou y entrent sont ridiculement petites. L’image la plus juste serait celle de la bouche d’une baleine laissant passer des légions de fourmis.
Au début de la route pavée menant à ce spectacle grotesque, je suis accueilli par quelques bureaucrates qui rédigent sans fin des listes de noms sur des rouleaux de peau. Je sais que c’est de la peau : on l’arrache lentement à un malheureux fixé sur une roue, sa chair se décollant sans cesse de son torse pour être, à la gauche du scribe, enroulée à l’infini.
Le scribe tourne sa tête vers moi. Seuls des yeux sont visibles sur son absence de visage.
D’une voix caverneuse et morte, il annonce la venue de l’Arpenteur, un voyageur parmi d’autres.
Puis, lentement, sans me quitter du regard, il désigne la cathédrale.
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